




Le sens de la souffrance de Jean-Paul II
L’HEURE DE JEAN-PAUL II
La vision d’un pape malade, souffrant et diminué suscite de nombreuses interrogations, voire des indignations. Ce qui interpelle le plus est le fait qu’il reste en fonction. Pour les uns, l’image réconforte tous les malades ; pour d’autres elle leur est une insulte. Pour les uns, le pape se donne « jusqu’au bout » ; pour les autres, il s’accroche orgueilleusement à ses fonctions. Partant de ce constat, et du fait que l’Eglise n’a pas qu’une dimension institutionnelle, juridique et humaine mais aussi, pour les catholiques, une dimension spirituelle, mystique et providentielle, il est peut-être opportun de chercher à comprendre le sens profond de ce que vit le souverain pontife - ce qu’il a librement décidé de vivre - et le sens que cela peut avoir pour l’ensemble des chrétiens et ceux que la question intéresse. Le cardinal Jean-Marie Lustiger lui-même, dans une interview accordée à RTL il y a quelques semaines, savait qu’il choquait en déclarant : « Le Pape est actuellement en train de gouverner l’Église figurez-vous ! » Comment, oui comment peut-il être en train de gouverner l’Eglise ? Pour le cardinal, c’est en faisant « ce que le Christ a dit, (...) en aimant et en offrant sa vie pour les autres ». Jean Vanier disait la même chose il y a quelques temps : « c’est maintenant que Jean-Paul II nous montre ce qu’est la papauté ». Car gouverner, dans la tradition chrétienne et européenne, c’est servir. Pour le fondateur de l’Arche : « le Pape est le bon berger qui donne sa vie, qui devient faible et qui montre ainsi comment nous devons porter notre propre faiblesse, et non pas la cacher » (Lourdes Magazine, janvier-février 2005, p. 34). Une attitude de défi dans notre société moderne ? Pour le cardinal Lustiger, l’essentiel est que Jean-Paul II « continue de remplir ce signe du Christ compatissant qui porte les souffrances du monde ». Et ces paroles de Jean Vanier dérouteront plus d’un lecteur : « Je sens qu’il enseigne plus par sa vie et sa sainteté aujourd’hui que par toutes ses encycliques ». Nous serions alors en train de vivre un des moments les plus forts du pontificat, coïncidant peut-être avec la dernière phase de la maladie du pape : comme comprendre cette « heure » de Jean-Paul II ?
Présence et définition de la souffrance
Le mieux est de puiser dans les propres écrits de l’intéressé pour entendre ce qu’il dit de la souffrance, notamment dans la lettre Salvifici doloris qui date de 1984. Le pape y développe le sens chrétien de la souffrance et sa valeur « salvifique » ou « rédemptrice ». Jargon catholique ? Peut-être... Et en voulant dire que la souffrance sauve, le pape serait-il un antique doloriste ? Cherchons plus loin. Exprimant la pensée de l’Eglise, Jean-Paul II part du constat - certes réaliste et que nul ne saurait nier - que « la souffrance semble être, et elle est, quasi inséparable de l’existence terrestre de l’homme ». Mais le christianisme proclame que l’existence est un bien : le mal qu’on y rencontre est donc un manque, une limitation, une altération. C’est ainsi que Jean-Paul II définit la souffrance. « L’homme souffre (...) en raison d’un bien auquel il ne participe pas, dont il est (...) dépossédé ou dont il s’est privé lui-même. Il souffre en particulier quand il « devrait » avoir part (...) à ce bien, et qu’il n’y a pas part ». De plus, il y a entre ceux qui souffrent une solidarité spécifique. Le pape explique que l’analogie des situations fait que les hommes qui souffrent se rendent semblables. On comprend alors le lien si fort qu’il entretient avec les malades. Le monde de la souffrance est un « appel à la communion et à la solidarité » dit-il. Le pape précise aussi qu’il est faux de dire que « toute souffrance soit une conséquence de la faute et ait un caractère de punition » et, à l’appui de sa démonstration, il invoque la figure biblique de Job. La souffrance, malgré tout, doit servir à la conversion, c’est-à-dire à la reconstruction du bien en l’homme, qui peut reconnaître la miséricorde divine dans cet appel à la pénitence. Celle-ci a pour but de triompher du mal, qui existe à l’état latent dans l’homme sous diverses formes, et de consolider le bien tant dans le sujet lui-même que dans ses rapports avec les autres et surtout avec Dieu. Le pape présente ensuite la place particulière du Christ dans cette problématique.
Souffrance et Rédemption
Le Christ s’est fait proche du monde de la souffrance humaine en prenant sur lui-même cette souffrance. Il ne l’a pas porté comme un héros antique, non, il l’a porté humainement, c’est-à-dire pauvrement. Les paroles qu’il prononce sur le Golgotha en témoignent, précise le pape : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Parce que le poids de toutes les fautes humaines et de toute la souffrance repose sur lui, le Christ « perçoit d’une façon humainement inexprimable la souffrance qu’est la séparation, le rejet du Père, la rupture avec Dieu ». Mais justement, c’est là que s’opère le grand retournement : c’est par la souffrance que le Christ opère la Rédemption pour tous les hommes. Le Christ a alors élevé « la souffrance humaine jusqu’à lui donner valeur de Rédemption ». Jean-Paul II livre ensuite la clé du mystère : « Tout homme peut donc, dans sa souffrance, participer à la souffrance rédemptrice du Christ ». Et il ne faut jamais oublier, poursuit-il, que « l’éloquence de la Croix et de la mort » est complétée par « l’éloquence de la Résurrection ». En elle, l’homme peut trouver une lumière nouvelle « qui l’aide à se frayer un chemin à travers les ténèbres épaisses des humiliations, des doutes, du désespoir et de la persécution ». Le pape continue en citant saint Paul : « Je suis crucifié avec le Christ ; et ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi »(Gal). Par la Croix, le Christ devient ainsi uni à l’homme d’une manière toute particulière, ce qui fit dire à saint Paul : « Pour moi, que jamais je ne me glorifie sinon dans la Croix de notre Seigneur Jésus-Christ, qui a fait du monde un crucifié pour moi et de moi un crucifié pour le monde ». Par la foi, la souffrance humaine peut être rejointe par la Croix et la Résurrection du Christ. « Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ ? » L’Evangile met en relief une vérité : le caractère créateur de la souffrance. Car la souffrance du Christ a crée un bien indépassable et infini : la Rédemption du monde. Et si aucun homme ne peut lui ajouter quoi que ce soit précise Jean-Paul II, « dans le mystère de l’Eglise qui est son corps, le Christ (...) a ouvert sa souffrance rédemptrice à toute souffrance de l’homme ». L’idée d’appartenance au « corps du Christ » et de solidarité entre tous ses membres est donc fondamentale. « Dans la mesure où l’homme devient participant des souffrances du Christ - en quelque lieu du monde et à quelque moment de l’histoire que ce soit - , il complète à sa façon la souffrance par laquelle le Christ a opéré la Rédemption du monde ». La Rédemption accomplie par le Christ serait-elle incomplète, s’interroge le Saint-père ? Non, mais « la Rédemption est restée constamment ouverte à tout amour qui s’exprime dans la souffrance humaine ». Dans cette dimension d’amour, la Rédemption accomplit totalement par Jésus-Christ s’accomplit, en un sens, constamment, tous les jours.
La souffrance est donc au cœur de l’Evangile, au cœur de la Bonne Nouvelle : bonne mais parfois si difficile à entendre. L’Evangile révèle le sens et la force salvifique de la souffrance dans la mission du Christ et, ensuite, dans la mission et la vocation de l’Eglise, c’est-à-dire la mission de tous les chrétiens et des hommes de bonne volonté. Or voici que justement le pape montre le chemin, il enseigne le monde avec éloquence : « l’exemple du pape qui souffre est très important (...), souffrir est une façon spéciale de prêcher » indiquait le cardinal Joseph Ratzinger il y a quelques semaines. Dans le creuset de sa souffrance, acceptée et offerte, le Saint-père puise une eau extrêmement féconde pour l’Eglise et pour le monde. Dans la foi, il accepte de vivre son épreuve uni au Christ, de se laisser rejoindre par Lui dans son état de faiblesse. Ainsi l’évêque de Rome qui est le successeur de Pierre accomplit la mission qui lui a été confiée par le Christ : « et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères ». Le pape affermit ses frères dans la foi et les conduit toujours plus loin, leur montrant que s’il gouverne l’Eglise, il n’est qu’un instrument, simple et vrai « Serviteur des serviteurs de Dieu » dans les mains de la Providence. Cela, peut-on le comprendre sans la foi ? C’est justement à cet acte de foi, acte pauvre et humble de confiance, qu’appelle l’attitude du Saint-père. « Toute souffrance humaine, toute douleur, toute infirmité renferme une promesse de salut, une promesse de joie »., écrit le pape dans son dernier ouvrage (« Mémoire et identité ») avant de citer saint Paul : « Je suis heureux des souffrances que je supporte pour vous » (Col, 1, 24). Tel est l’enseignement du Pape, souvent occulté, sur le sens chrétien de la souffrance.
Il manque peut-être à l’Eglise de notre temps de ces voix véhémentes qui faisaient autrefois trembler le catholicisme bourgeois, pour réveiller notre christianisme endormi et complexé et lui redonner la conscience de la mission de Salut que doit accomplir l’Eglise dans le Christ ; de ces voix vibrantes et entraînantes, comme celle de Léon Bloy, ce mendiant qui en matière de foi, savait certainement de quoi il parlait quand il disait : « Je crois qu’un Ave Maria dit avec cœur au pied de la Croix dans l’obscurité d’un désert est un fait plus considérable par ses résultats que la bataille d’Austerlitz et que la chute de quarante empires ». Les voici, les « divisions du pape », elles avancent invisiblement dans le monde avec la Croix pour seul étendard.
Le pape est mort le 2 AVRIL 2005